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Adoration (L')

  • Adoration (L')
Date de création : 03/01/2003
Genre : Théâtre
Rubrique : Théâtre

Désastre amoureux
Par Alain Ollivier
Lisant L'Adoration, j'ai tout d'abord été saisi par le rythme qui, sans jamais faillir, mène l'action jusqu'à sa résolution.
Le rythme qui est la respiration dramatique et l'expression sensible, sensuelle, de ce qui se joue.
Le rythme qui ne s'exprime que par le fait et la composition de l'écrit.
La pièce est donc "écrite", ce qui n'est pas si fréquent.
Le choix de l'auteur de se faire retrouver les deux protagonistes de cette mise à mort sur la terrasse d'un dancing aux Antilles, leur terre natale, n'est pas fortuit : il ajoute à ce huis clos – qui est en fait un lieu ouvert surplombant la mer et le vide – une tension particulière associée au sentiment de l'exil. Chine et Rodez semblent infiniment loin, suspendus dans le temps et dans l'espace.
C'est sans nul doute cet éloignement, ce vis-à-vis, ce frottement avec une culture autre – même si toute l'histoire que raconte Chine dans un flash-back halluciné se passe en "France" – qui permet de revisiter une histoire connue de tous et qui trouve ici l'exacte distance pour toucher et émouvoir.
Je suis heureux de pouvoir créer L'Adoration au Théâtre Gérard Philipe de Saint Denis.

Repères
La fable
Cela se passe sur une terrasse surplombant la mer. C'est la nuit. Il y a une soirée dans ce club qui pourrait s'appeler la Batelière. Sans doute les gens dansent-ils à l'intérieur. On entend en sourdine le rythme lancinant des musiques. La terrasse est déserte. Vaste étendue de béton. Au loin on devine des arbres, des collines qui descendent jusqu'à la mer dont on perçoit la rumeur.
Ils se sont exilés dehors, sur cette terrasse, quittant le bruit et la frénésie de l'intérieur : une femme dans la maturité, Chine, et un homme, Rodez. Il a la main bandée et la blancheur de son pansement tranche avec l'opacité de la nuit.

Le cri de Chine
Tout commence par une vertigineuse autopsie de leur premier regard que Chine affirme avoir été rempli de désir. Elle va dérouler de façon obsessionnelle et implacable le récit de leur première rencontre et, comme un boxeur qui s'acharnerait à frapper un adversaire déjà K.O., elle racontera tout le mécanisme d'une passion dévorante dans laquelle elle s'est jetée à corps perdu et où les repères traditionnels de la conquête, du masculin et du féminin sont presque immédiatement brouillés, ou en tous les cas renversés.
C'est précisément par le récit de sa propre déchéance, de sa pathologique dépendance à cet être qu'elle a aimé et qu'elle aime encore, qu'elle choisit de le meurtrir, de le pousser dans ses derniers retranchements. Rodez, lui, n'est plus capable d'esquiver les coups, il est terrorisé par la violence et la détermination de Chine.
Enfin, dans un cri proche de la folie, Chine répète ad libitum à Rodez qu'elle l'aime, osant braver l'interdit et hurlant un mot qu'on ne hurle jamais. Rodez est sous le choc. Chine l'invite à danser. Ils dansent tous deux sur la musique à peine audible qui vient de l'intérieur. Leur danse est intime, presque immobile, pleine de désir et, petit à petit, Rodez se refuse à ce qui devient l'évidence. Il se met alors à sangloter.
L'aveu de Rodez
Rodez raconte alors la terreur que lui inspire Chine, son amour frénétique et totalitaire. Il dit l'angoisse de s'être senti objet et non plus sujet. Il dit sa propre incertitude, sa peur de lui-même, tout au long d'un monologue qui constitue néanmoins pour Chine un vrai soulagement, car les voiles sont levés, les vérités, même subjectives, même dures, sont dites, et deviennent tolérables, car elles ne sont plus cachées ou seulement devinées.
Rodez est en état de crise, ses pleurs le surprennent lui-même et, à sa grande surprise, lui permettent de s'exprimer car il est, pour la première fois, hors de lui et comme libéré de lui. Il parle de son désespoir, raconte le récent accident de voiture dans lequel il a frôlé la mort et dont il porte encore la trace (sa main bandée), se demande s'il n'a pas désiré et cherché cette mort. La musique ralentit ou accélère ce que l'on appellera ici l'action et qui est en fait le "dire".

L'histoire d'une obsession
Voilà pourquoi tout se tisse d'abord autour d'un regard qui ressemble à une déflagration, un coup – de foudre ? –, et aussi autour d'une phrase d'Aragon que l'un fait découvrir à l'autre et qui devient un des thèmes obsessionnels de la pièce : "Il est plus facile de mourir que d'aimer..."
Car il s'agit bien d'obsession : les deux personnages ont en eux cette rage – Chine de manière radicale, Rodez dans ses aller et retour apparemment plus humains mais tout aussi compulsifs et dévastateurs.
Il est clair que, pour Chine, quelque chose a basculé dès le début, et que ce qui aurait pu devenir antidote à un désespoir structurel est devenu poison. Elle est dorénavant dans l'incapacité d'endiguer le cours des choses et se trouve dans un état confusionnel qui ne lui permet plus de réfléchir et de "juger". Voilà pourquoi elle se lance dans un réquisitoire sans appel, un "jugement" à l'emporte-pièce, se posant elle-même comme victime et bourreau, dans un chantage affectif permanent, et surtout ne laissant aucun salut, aucune issue à son interlocuteur.
Celui-ci pourrait toutefois tenter de fuir, d'esquiver, comme il l'a toujours fait, si l'on s'en tient au récit de Chine. Mais à ce moment précis, il n'a plus la force de l'évitement. En fait, Rodez ne sait pas lui-même pourquoi il s'est toujours dérobé, il a été pris dans l'engrenage d'un mécanisme incontrôlable, dont il est devenu le personnage, le jouet.
Au moment où s'écrit, se dit, la pièce, tout est terminé, comme dans la tragédie classique. Il ne reste plus qu'à entendre le compte-rendu des ravages de la passion et c'est donc pour entendre ce verdict que Rodez reste, réalisant peut-être qu'il a lui aussi aimé Chine, mais se rendant surtout compte qu'il est trop tard pour tout, et que ce "trop tard" peut enfin s'entendre car il devient apaisant. Au terme de cette soirée vertigineusement douloureuse, ils arriveront à un dénouement qui – même terrible – sera une résolution (au sens dramaturgique du terme). Ce sera la conclusion de leur errance de personnages répétant indéfiniment les mêmes gestes et les mêmes répliques dans une effroyable mécanique émotionnelle.
C'est la mécanique d'une passion qui est analysée ici. L'histoire n'a plus importance; c'est la description clinique d'une pulsion fondamentale, mais à travers la poésie et le lyrisme.
Ce choix stylistique est mûrement réfléchi et la référence à Claudel (déjà présente dans le nom du personnage féminin) n'est pas innocente. Outre la citation et l'hommage à un grand écrivain qui a écrit des pages si bouleversantes sur le rapport amoureux, c'est le désir de commencer, de prendre comme point de départ ce paroxysme qui me semble caractéristique de certains personnages claudéliens et d'essayer ensuite de continuer à raconter l'histoire de Chine et de Rodez à partir de ce point d'excès, de non?retour, à partir de cet acmé.
La tâche est sans conteste périlleuse, mais le théâtre est, entre autres, un lieu de danger et l'écriture de la passion (et il faudrait citer Racine mais aussi Proust, moins pour la forme que pour le fond) peut être lue ou vue comme une pure création artistique qui tend vers la beauté, l'absolu, ou comme une réflexion sur la nature humaine. Ces deux pôles, esthétiques et cathartiques, étant livrés au lecteur?spectateur qui en fera ce qu'il désirera.

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Par Yan Ciret
On le sait, d'un coup de foudre, il ne reste rien, sinon des cendres froides comme le baiser de la mort, juste une défaite transformée en victoire, une peur à jamais au ventre, un chaos d'amertumes, le regret de ne pas avoir été détruit pour de bon. Tous les écorchés vifs le savent. Un regard, un seul, et tout est dit. Le désir et sa fin, l'obsession dans son impasse compulsive. Aucune parole, aucun geste, ne suffiraient - ni ne pourraient - réactiver ce premier coup, à la fois imparable et funeste. C'est de ne pas s'y résigner que vient cette tension, ce paroxysme passionnel, qui secouent Chine et Rodez, les deux héros abîmés de L'Adoration. Ne pas y voir une déclaration d'amour retardée, différée, interdite parce que non réciproque, mais une intensité proprement dramatique, et donc éminemment théâtrale, mise en scène à la perfection. Dans L'Adoration, chacun joue son rôle, et au fond personne ne veut partager l'Enfer de l'autre, son narcissisme, son indifférence fondamentale. Ce qui est profondément aimé ici, ce n'est pas ce qui rassemble, fusionne, mais bien ce qui sépare et suture dans le même temps, comme une cicatrice trace une limite et une frontière réunissant deux chairs brutalement meurtries.

Tout se passe la nuit avec L'Adoration, en amour tout se passe toujours la nuit. Le désir, les larmes, la haine, la fin, le commencement, et les mots que l'on retient, que l'on saura par cœur, qui nous reviendront comme des fantômes, des ventriloques de nous-mêmes. Unité de temps, d'action, de lieu, la pièce ne dit pas autre chose. Mais pour cela il faut parler, ne pas s'arrêter, ou alors pour écouter le bruit des vagues qui battent au bas de la terrasse, ou l'orchestre qui joue parmi des danseurs invisibles, pour d'autres spectres insomniaques. Il faut laisser aller la musique, elle parle elle aussi. Rodez et Chine, ne peuvent ni parler ni se taire à la fin, alors ils "s'entendent" pour faire du théâtre, pas n'importe lequel, du théâtre claudélien, c'est-à-dire hanté par la faute positive, le sublime déclamatoire, là où une fellation est sacrée comme le saint-esprit, et où une main est bandée par un accident aussi divin que fatal. Méfiez-vous de l'apparente simplicité des enjeux de L'Adoration, de ses monologues entortillés comme des serpents venimeux, ils risquent à tout moment de vous sauter à la gorge. Oui, c'est vous dans cette Notte antonionienne, qui sanglotez de rage abandonnée, qui avez la fièvre à force d'aimantation, qui êtes de retour dans votre lieu d'origine (là les Caraïbes, mais ça n'a pas d'importance, partout ailleurs aurait fait l'affaire). L'amour n'est jamais transparent, tout est transparent sauf l'amour.
On aura dit vite et sans théorie, ce lyrisme sec, cette ligne droite qui ne mène nulle part, cette langue que personne ne parle, mais que tout le monde comprend. Cela s'appelle L'Adoration, c'est beau et sans bavure, cela pourrait-être un sit-com, et c'en est un, cela pourrait être aussi un exercice de dévoration, un rapport médical, une prière, un mélodrame ou un exorcisme, un crime sans châtiment (un "crime d'amour", tel qu'il est dit dans la pièce), et c'est cela aussi. Oubliez le jeu du double, la "réversibilité des rôles", le masochisme ordinaire, le couple impossible, la psyché à l'épreuve du moi hors de lui, la pulsion afro-caribéenne dans tous ses états post?coloniaux, toutes ces abstractions surfaites, il s'agit d'autre chose. Adorer ne fait pas le détail, la pièce non plus, elle court, droit au but, comme une étoile filante, une flèche au curare, quelque chose qui vous frappe, elle a son mystère, elle le tient. Elle ne le lâche pas d'une seconde. Il est là, vous l'avez vu, vous l'avez déjà oublié, il est aussi le vôtre, il vous tente, il vous brûle, vous le donnez à n'importe qui, comme tout ce qu'on ne possède pas et dont personne ne veut; peut-être qu'une fois pour toutes, vous vous êtes dit comme Lacan :"Tout ce qui est su, est perdu pour le désir".


Quelques notes de mise en scène :
La mise en scène de l'Adoration suivra deux axes apparemment opposés : insuffler un romantisme contemporain, une énergie, un excès dans la tension entre deux êtres, Chine et Rodez; et chercher, en suivant la leçon d'un Claude Régy, un dépouillement total, tant dans le décor que dans le jeu, l'action étant, elle, déjà réduite à sa plus simple expression, c'est-à-dire à la parole pure.
Ce romantisme sera pourtant "d'ailleurs" : résolument du Sud. Les musiques qu'on entend en toile de fond et qui s'immiscent dans la parole sont des musiques antillaises, musiques de danses, populaires, contemporaines, lourdes de sensualité.
Les deux acteurs aussi seront – de préférence – du Sud. Leur histoire s'est sans doute passée en France, mais c'est vraisemblablement dans la chaleur de leurs Antilles natales qu'ils se retrouvent.
Il faudra trouver dans le jeu une immobilité en contraste avec la frénésie de leurs sentiments, comme si on jugulait leur vraie nature, particulièrement celle de Chine, jusqu'à ce que la passion, la colère et le cri éclatent et retentissent dans toute leur démesure.
Le lieu, gris, presque abstrait, vaste étendue de béton constellée de quelques lumières, nous racontera l'immobilité et la lenteur de cette nuit où tout se joue. L'éclairage sera réaliste : de l'obscurité à l'aube.
Chine semble être le personnage principal de la pièce, car c'est elle qui prend en charge le flot, le trop-plein de paroles. Il faudra que l'image contredise cette impression. Rodez sera au centre du plateau, objet – bien sûr – du désir. Et Chine sera à l'avant-scène, dos au public, pendant tout le début de la pièce. Ainsi le spectateur ne saura pas qui elle est. Il n'entendra que sa voix, ne voyant que l'objet de son amour. Puis, très lentement, Chine pivotera sur elle-même et montrera son visage aux spectateurs avant de décrire un cercle autour de Rodez comme un animal autour de sa proie.
Le moment de la danse sera, dans son économie, un moment extrêmement fort, très sensuel, presque animal. C'est la vraie rencontre, au-delà des mots, la conjonction et la confusion des corps et des sentiments, que Rodez refuse avant de se laisser glisser sur le sol et se mettre à son tour à parler, mais couché, gisant.
Tout sera donc rigoureusement chorégraphié, chaque mouvement, aussi infime soit-il, faisant sens. Les personnages habillés en blanc et noir seront deux signes presque abstraits (malgré leur charge, leur violence et leur sensualité) dans un espace immense.

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